La bête et la poule
Ils ont attaqué à l’aube comme il se doit. Ils étaient deux, l’un rabattait, l’autre
abattait. Méthodiquement et sans perdre de temps. Sans même celui de la jouissance et de la réflexion. En vrais professionnels. Sans le moindre sentiment. Les naines leur ont échappé, grâce à
leur pouvoir, mais ni les pondeuses, ni le maître.
Pour garder l’un des deux assaillants prisonnier, le cousin Roger a condamné
la porte avec un piquet de tente. Je l’ai en main quand je commence à suivre les traces. Intelligentes, les traces, faites pour perdre les poursuivants, avec de nombreux aller-retour. En passant
devant le calabert, j’ai une idée. Trois coups de meuleuse et mon piquet devient lance ; quand je pars sur les traces de la Bête, je suis Lancier du Bengale à l’assaut de la frontière du
nord-ouest, la Cavalerie fédérale sur les traces des voleurs de chevaux, Calamity Jane et Heraklès en un mélange d’attendrissement féminin (quand même, c’est qu’une bête, c’est pas sa faute, elle
avait faim...) et d’inflexibilité vengeresse (Monsieur, si c’étaient mes poules qui étaient venues chez vous, défoncer la porte et tuer votre mastard, n'auriez-vous pas essayé d’empêcher ma
volaille de nuire encore ? Et je vous interdis de rire !)
Et puis, hein, marre d’être fonctionnaire et d’être protégé de toutes parts, encadré sous tous les angles, assuré contre vents et
marées. Envie de redevenir à l’âge de pierre, envie de faire mentir l’évolution selon Darwin, envie d’en découdre avec la vie, même au péril de la sienne…
L’attaque c’était donc vendredi matin, une des deux bêtes, le (chien) loup s’est échappé à
l’arrivée de Roger et de Françoise, l’autre fut donc barricadé à l’intérieur. Furieux, il cherchait à sauter par-dessus la grille mais se heurtait au filet anti-rapaces ; debout, il
l’atteignait, à 1,80m. Françoise a appelé la gendarmerie. L’affaire leur paraissant de la plus haute importance, ils annoncèrent qu’ils venaient tout de suite puis, une demi-heure plus tard, que
la neige les empêchait de monter. L’armée française n’a pas pu atteindre Montpoulet ! (Prendre note, en cas de guerre avec la France, attaquer en hiver.). Ils conseillèrent d’appeler le
maire. Le maire vint en chasse-neige. Il est employé par le maire pour ce faire. Il conseilla soit d’abattre la bête soit de porter plainte à la gendarmerie.
C’est ce que je fais, après avoir perdu la trace. Samedi matin, une des poules mortes avait été dévorée et la bête s’était glissée
dans un trou du grillage, patiemment agrandi à partir d’une maille faible. La gendarmette qui prend ma déposition confirme qu’ici, l’armée française traite d’affaires de la plus haute importance
stratégique. Sa première déposition, me confie-t-elle alors que je m’excuse de la déranger pour si peu, les dommages étant estimés à… trente ou trente-cinq Euros, sans compter le préjudice moral
des œufs tout chauds et du cocorico disparus, concernait
une plainte contre un coq par trop tonitruant le matin tôt.