22- J’ai renversé le tracteur trois fois.
Résumé des épisodes précédents : Françoise et Bernard ont racheté en 1994 la ferme de l’arrière-grand-père de Bernard, à Montpoulet, Saint-Victor. Ce n’est plus qu’un tas de pierres recouvert de végétation. Ils débroussaillent, retrouvent la source, découvrent une faune fabuleuse et des paillettes d’or tandis que la configuration cabalistique des fondements de la ruine les fait rêver d’un trésor. Ils obtiennent leur mutation en 1997 et viennent s’installer dans une caravane. Leur première demande de permis de construire est refusée puis acceptée, mais il leur faut déposer une nouvelle demande qui leur est refusée pour risque d’incendie. Devant la preuve qu’il y avait eu une erreur dans l’instruction du dossier, le préfet s’incline mais la DDE rédige alors un permis impossible à réaliser tant les prescriptions sont coûteuses, sauf grâce aux conseils malicieux du Sous-préfet. On peut commencer à gâcher le mortier !
(Premières publication dans l’Écho des Trois Clochers, 07410 Saint Victor)
Je reconnaissais un peu plus haut n’être qu’un piètre maçon et, promis, je raconterai un jour mes murs éboulés, dont celui qui a fait éclater la piscine. Mais il me faut d’abord, pour respecter un peu la chronologie de la chronique, confier mes débuts chaotiques dans le métier de paysan amateur.
Fatigués des brouettes, nous avons acheté un tracteur. Je l’ai retourné trois fois. Et j’ai survécu pour vous le raconter.
La première fois, c’était un Kubota très usagé acheté à Saint-Félicien mais qui avait dû faire le bonheur très longtemps d’un oriental agriculteur. C’était l’époque où je rebâtissais le muret de pierres sèches qui délimite le chemin au dessus de la maison et en dessous de notre caravane de chantier. Prévu pour des charrettes PR (pente raide) à petit empattement, le chemin était trop étroit pour une voiture. Il fallait repousser le mur d’un mètre et je me débarrassais de l’argile en trop pour élargir le « Virage de l’Inca » juste au-dessus de la « méjou do vieux » où il manquait encore le toit. Ce devait donc être en fin de siècle, en 2000.
J’utilisais donc le tracteur et sa benne, bientôt en délicate posture, avec les deux roues droites bien trop engagées dans la descente pour qu’elles s’en sortent. Pas besoin de câble cette fois, me dis-je, puisque je peux maintenant amener la voiture. J’attelle avec la chaîne de débardage et fais deux essais. A chaque fois le tracteur bascule un peu plus dans le vide. A la troisième tentative, je ressors de la fourgonnette en me disant « tiens, t’as pas mis le frein à main, mais c’est vrai qu’avec la descente dans l’autre sens, elle risque pas d’être entraînée par le tracteur ». Et à peine je touche le tracteur que le voilà qui dévale la pente en direction de la maison… immédiatement suivi par la voiture que j’évite tout juste d’un bond de côté. La voiture s’encastre dans un cèdre que la providence avait planté là, pour protéger la maison des chauffards sans doute, et, retenu par la chaîne, le tracteur se retourne plus bas et se met à cracher son huile. Je me précipite pour couper le moteur, pas facile, la manette des gaz est dessous.
Et puis j’appelle au secours le voisin Maurice, notre ange gardien, qui arrive bientôt avec son tracteur (un vrai, un gros) et qui s’indigne que je sois en train de prendre des photos du spectacle : la voiture autour du tronc du cèdre, le tracteur roues en l’air et le total suspendu au-dessus de la maison en reconstruction.
Maurice remonte très facilement le tracteur, mais pour la voiture, ça coince sur la souche d’un autre cèdre que j’ai abattu et il faut faire passer le câble autour d’un troisième.
Comme ce n’est pas la première fois que je manque verser avec le tracteur, Françoise me persuade d’en acheter un neuf qui soit doté d’un arceau de sécurité. C’est un bel Iseki mais c’est, ah l’ironie du sort, à cause de son arceau que je renverse le tracteur à nouveau, et cette fois moi avec.
Il y a, enfin, il y avait, puisque l’accident a signé son arrêt de mort, sur la voie du sud, en direction de Lionneton, un pin sylvestre qui penchait sur le chemin. Pas assez pour m’empêcher de passer avec le vieux tracteur sans ralentir. Mais avec le neuf, tout juste deux jours après l’avoir reçu, je fais attention à ce que l’arceau, pourtant à demi replié, ne soit pas bloqué par l’arbre, je regarde donc bien l’arceau en passant et… je ne regarde pas le chemin. Sauf quand je sens l’engin pencher à son tour vers le vide. Tout va très vite, l’avant du tracteur percute un jeune frêne, ce qui accentue le retournement, je suis projeté dans les ronces et j’ai juste de temps de penser « maintenant je vais prendre une tonne sur la tête » quand je vois passer l’engin à côté de moi. J’ai roulé tout droit, mais le tracteur, à cause de l’arceau replié, roule en biais, m’évite et va se bloquer sur une petite terrasse en contrebas.
Ce qui m’envahit, c’est l’immense honte d’avoir renversé l’engin tout neuf. Je remonte donc à la maison chercher câble et tire-fort, je ne dis mot, et parviens, au bout d’une bonne heure d’efforts, en utilisant successivement plusieurs arbres pour y attacher le câble, à remettre le tracteur sur ses roues. Il ne reste plus qu’à laisser l’huile se remettre en place, cela tombe bien, c’est l’heure du déjeuner où personne ne remarque mes jambes et bras égratignés. Une heure encore plus tard, le tracteur redémarre sans difficulté, bien dans la pente dont je le fais sortir par le bas.
Le troisième retournement est beaucoup plus récent, il date de 2009, un été où j’ai frôlé la mort deux fois. La mort a la peau fine, douce et soyeuse, peut-être même duveteuse : je ne l’ai pas sentie du tout. Ce n’est qu’après sa caresse que j’ai senti le soufre et l’encens.
Sa première passe fut un coup de foudre. Lors d’un des orages du mois d’août, je profitais de l’intempérie pour affûter mes chaînes de tronçonneuse. La meule est électrique, je l’avais branchée sur une prise sans terre. La terre jalouse me l’a rendu. Le choc s’apparentait à la châtaigne qu’on peut expérimenter à loisir en mettant deux doigts dans une prise. Mais à puissance dix, environ… C’est mon hurlement qui a alerté Françoise. Comme il coïncidait avec l’éclair et que le tonnerre en était le point d’orgue, elle s’est précipitée en craignant ne trouver qu’un tas de charbon. Utile en période de barbecue. Mais pas du tout, puisque je vous parle. J’avais juste les bras qui tremblaient et très mal, mais alors là très mal à la tête, un peu comme après une cuite mais… puissance dix, environ.
La mort m’avait allumé, restait à consommer je suppose. Elle m’a donc fait renverser le tracteur quelques jours plus tard. Tout fut de la faute d’une vieille souche de sapin Douglas, abattu il y a pourtant dix ans, mais pas complètement digérée par les fourmis. Quand il a importé le Douglas fir en Europe, Douglas, le Sir, a omis d’en importer le parasite, c’est ballot. J’étais en première rapide, l’endroit était familier et ne présentait pas de danger excessif,
(vous avez remarqué que dans les endroits les plus dangereux on fait tellement attention qu’on n’a pas d’accident, et que donc, ah l’ironie du sort encore, ce sont les endroits les plus dangereux qui sont les moins dangereux,)
… c’était mon dernier chargement de pierres, j’allais mettre l’engin au calabert, j’étais sans méfiance. La mort adore cela sans doute. Jusqu’au bout d’ailleurs, je n’y ai pas cru. « Non, je ne suis pas en train de verser, mais non, c’est pas possible». Jusqu’au bruit sourd des six quintaux dans les ronces. Prisonnier des épines, hébété, je restai à me dire que non, les six quintaux finalement, je n’allais pas les prendre sur la figure, merci à l’arceau, et ne vis pas le moteur qui se mit à fumer puis cala. La mort dépitée eût alors une odeur de gazole et d’huile de vidange.
Pour remettre l’engin sur pieds, j’avais maintenant une mini-pelle qui avait sans doute été à l’origine du premier éboulement dans la maison en construction, mais je vous raconterai cela la prochaine fois.