Le Sosie

Publié le par Prince Bernard

Hier à la fin du cours des 3 B, j’ai vu comme une délégation d’élèves s’avancer vers moi, à la fois un peu gênés de me poser une question qui toucherait à ma vie privée, et rigolards, comme s’ils allaient faire une farce.



« Monsieur, vous avez jamais tourné dans un clip vidéo ?


– Euh...


– On vous a reconnu dans une vidéo sur YouTube...


– Non, c’est pas possible


– C’est sur une chanson... don't worry, be happy... »



Et là, j’ai eu un gros doute

« Ah oui ? Eh bien oui, ça me rappelle quelque chose en effet...


– Ah mais Monsieur, on est sûr, c'est vous ! »

C'est Tim qui est le plus enthousiaste, ses yeux brillent. En plus, même si c'est depuis peu, il brille de plus en plus en classe. Et tous les autres bons élèves sont là. Je suis partagé, je ne peux pas laisser cette admiration partir à vau-l'eau. L'avenir de ces ados en dépend. Je ne peux pas me permettre d'écorner l'image héroïque qu'ils se font de leur maître. Sinon, continueraient-ils à l'écouter délirer, continueraient-ils à l’admirer ? Alors j'ai comme une révélation :


« Vous vous souvenez de Duval, le prof de Maths ?


– Oui oui 

– Alors c'est vrai qu'il m'avait filmé sur cette chanson.


– Vous voyez ! Vous voulez bien qu'on regarde tout de suite ?


– Non, mais ce n’est pas possible... C'est un tout petit film et je ne vois pas pourquoi il l'aurait posté sur YouTube...


– Allez monsieur, regardez votre ordinateur : vous êtes déjà sur YouTube (je venais de leur montrer la bande-annonce de Titanic) vous n’avez qu'à taper... »



Et là, je commence à y croire, la vidéo de Duval qui fait le buzz, pourquoi pas, le truc démentiel qui n'aurait aucune raison logique... D'ailleurs, je me souviens que je jouais bien, je me souviens d'un petit geste de la main bien synchrone avec …


« Oui, maintenant je me souviens, je confirme imprudemment, il y avait une sorte de marionnette, n'est-ce pas ? C'est elle qui chantait Don't worry 


– Euh... non, mais vous verrez, c'est vous, tout le monde vous a reconnu ! »


 Je tape ce qu'ils me dictent.


« Voilà, c'est cette vidéo-là... environ à deux minutes... non, un peu plus loin. »



Et sous mes yeux ébahis, je me reconnais, avec 30 ans de moins, comme l'acteur que je reconnais aussi malgré ses moustaches, inhabituelles, un acteur qui me ressemble étrangement. Mais ce n'est pas moi. Mais bon, que faut-il faire, détruire leur illusion merveilleuse, attenter à leur touchante candeur ?



Pendant ce temps de questionnement, je récupère le souvenir dans ma mémoire. C’était un voyage scolaire dans le nord du Suffolk. La responsable du séjour dans le collège anglais nous avait fait un discours un peu dur, composé de toutes les interdictions et obligations de notre séjour, comme quoi dans les couloirs, il fallait marcher à gauche (nos élèves s'en souviennent encore, de cette règle, ça les a encore plus choqués que le thé — Monsieur, vous devinerez jamais, au lieu du citron, ils mettent du lait dans leur thé !) et, à la fin, pour terminer plus gentiment, elle avait sorti un gadget de chez Disney : un poisson, un gros bass qui chantait Don't worry be happy. Et le truc, c'est qu'il avait l'air empaillé, tout figé sur sa planche, jusqu'au « be happy » où là, il se pliait en deux et se retournait bouche ouverte. Tout le monde sursautait. Nous avions retrouvé ce poisson en salle des profs et Duval avait filmé. Moi et ma collègue de chaque côté. Et je faisais le clown en chantant avec le poisson.



Rien à voir avec cette vidéo professionnelle, évidemment, et où, je ne l’admets pas tout de suite, croyant le truc récent, je crois bien qu’il s’agit de Robin Williams dont on m’a déjà souvent dit que j'étais son sosie. Ne le dites surtout pas à mes élèves, musé-je, ils me croient professeur d'anglais mais je suis un acteur célèbre...

Je leur explique tout cela, ils s'en vont apparemment convaincus, mais avec une sorte de moue dubitative.

Les choses en seraient restées là mais, un an plus tard.

C’est vertigineux.


L'an dernier mes troisièmes m'identifiaient comme le moustachu qui, dans les années 80, faisait un figurant dans Don't Worry Be Happy. Quand ils me l'avaient dit, j'avais eu un moment de flottement parce que j'avais pensé à un petit film qu'avait fait un collègue lors d'un voyage en Angleterre et où je figurais aux côtés d'un demi-poisson articulé sortant d'une plaque de bois, et chantant, aussi, Don't Worry Be Happy. Je n'avais donc pas nié. La rumeur folle était lancée.


Parce que quand j'ai commencé à nier, c'était trop tard. J'ai eu beau dire qu'il s'agissait de cet acteur américain, longtemps peu connu en France mais dont on me disait souvent aux États Unis que je lui ressemblais, mes élèves ne m'ont pas cru. Pour leur défense, il faut reconnaître que la ressemblance est d'autant plus convaincante que cet acteur n'a jamais porté de moustaches en dehors de ce clip.Tandis que moi... Bon, mais j'ai nié.



Et voilà que mes quatrièmes de cette année, deux cohortes plus tard... tout d'abord une fille, du genre dévergondée, me pose la question en plein cours, en s'excusant que c'était un peu hors sujet, mais que voilà, est-ce que c'était bien moi dans tel et tel clip sur YouTube. Je balaye le sujet d'un geste de la main, mais trop tard. « Ma mère, elle demande comment ça se fait que vous vous soyez retrouvé dans ce clip, alors je lui ai dit, ben, que c'était pendant son tour du monde ». Et rebelote dans une autre quatrième, « Can I speak French… c'est vrai que vous avez tourné dans un clip ? ». Et puis « vous pouvez pas nier que la photo de votre profil Facebook, c’est le portrait tout craché de l'acteur de la vidéo ! » (Ben oui, c’est une saisie d’écran que j’ai faite, par jeu, et que j'utilise comme photo d'identité et personne n'y trouve à redire.)


 Vertigineux. Eh oui, parce qu'après une telle dose de délire, je finis par me dire que, mais oui, bien sûr, j'ai tellement eu de télés qui m'ont filmé pendant ma traversée des États-Unis que cela a bien pu arriver. Malgré les crises d'épilepsie qui me déglinguent progressivement les neurones, je me souviens de quelques indices probants… Je me dis que, après tout, c'était bien exact qu'à mon arrivée à Dallas je m'étais dit qu'après des années à regarder Dallas à la télé, il était bien naturel que ce fût au tour de Dallas de me regarder à la télé et que je m'étais présenté à la première chaîne sur ma route, tout auréolé du succès que je venais d'avoir sur Hoy Mismo,une chaîne mexicaine. Cela j'en suis sûr. Donc pourquoi pas Don't Worry Be Happy ? Et toutes les télés d’après jusqu’à New York. Depuis KSAT et KCEN au Texas jusqu’à KAKE au Kansas, en passant par KBYU dans l’Utah ou WLBZ dans le Maine. Mais peut-être n’est-ce que le souvenir atténué d’une tournée de promotion pour un film ? Lors de mon séjour à New York j'allais bien boire des bières avec les gens de CNN, pas loin de la Clinton Tower où m'hébergeait... Joe. Il était bien producteur de cinéma, non ? Cela, j'en suis sûr, enfin... oui, donc pourquoi ne m'aurait-il pas demandé de figurer dans ce clip, où je me ressemble quand même énormément ?

Et encore, après ma conférence au Café Comedy de Manhattan (était-ce bien à propos de mon voyage ou était-ce du stand-up ? Je me souviens que les gens riaient encore en tendant des billets de dix dollars), j'avais bien été invité chez un acteur de sitcom très admiratif de mes aventures, bon là j'ai pas de preuve aussi nette que mon image dans le clip de Don't Worry mais je m'en souviens de façon tout aussi précise... Sa femme était délicieuse. Mais là encore peut-être s’agissait-il d’une invitation entre collègues comédiens ?

Et enfin, il y a cet accent américain tenace qu’on me reproche quand je tente l’agrégation, au prétexte qu’il ne serait pas constant. Donc je finis par me demander, au crépuscule de ma vie, si une partie n'en aurait pas été occultée par un quelconque traumatisme et si, contrairement à ce que prétend une partie de moi-même, ce ne serait pas moi, vraiment moi, dans ce clip. Et puis il y a ce que dit mon neurologue. « Vous souffrez du syndrome dit du Dreamy state de Jackson, et il se pourrait bien que vous ne soyez pas celui que vous croyez être.»


Alors je laisse mes élèves dans leur sidération. Je ne nie plus. Mieux, je comprends tout. Et je me dis que ce salaud profite de mes débuts de carrière fulgurants après, sans doute, m'avoir hypnotisé et persuadé que je suis un simple prof d’anglais. La mémoire, ça s'invente, n'est-ce pas ? La mémoire se crée artificiellement chez autrui, n'est-ce pas prouvé par la science ?

Breaking News (la traduction suit)

Following the suit filed by a French lady, a forensic examination has been conducted upon Robin Williams' corpse. The famous actor, let it be reminded, hanged himself in his 63rd year, probably in a fit of senile dementia called ''with Lewy body''. A DNA testing was performed and it appeared it wasn't Mr Williams' body but that of a French English teacher, the sueing French lady's husband. This Gallic gentleman, according to many, including his pupils, bore a striking resemblance to Mr Williams and was regularly mistaken for him. This resemblance led him, apparently, to believe he was the real Mr Williams and became mentally disturbed, just as Mr Williams was. And now that the French lady has found herself a widow, the American 'widow' wonders where her surviving husband could be enjoying a peaceful retreat. Could that be in France ?

Édition Spéciale

Suite à la plainte d’une Française, le corps de Robin Williams a été soumis à une autopsie. Le célèbre acteur, souvenons-nous, s’est pendu dans sa 63e année, probablement au cours d’une crise de démence sénile appelée « à corps de Lewy ». Un test ADN a été pratiqué et l’on se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de M. Williams, mais en fait d’un professeur d’anglais de nationalité française, le mari de la Française. Ce Monsieur, de l’avis de beaucoup, dont ses propres élèves, ressemblait de façon frappante à M. Williams et on le prenait souvent pour lui. Cette ressemblance le conduisit, apparemment, à croire qu’il était le véritable M. Williams et se mit à souffrir de troubles mentaux, exactement comme M. Williams. Et maintenant que la Française se retrouve veuve, la « veuve » américaine se demande où son mari survivant pourrait bien être en train de jouir d’une retraite paisible. Pourrait-ce être en France ?

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