12- Prendre le mammouth par les défenses
Françoise étant plus ancienne que moi dans l’Education Nationale, elle avait beaucoup plus de chance d’obtenir sa mutation. J’avais donc opté pour une mutation « sous réserves » (...que mon conjoint obtienne la sienne). Je me disais c’est vraiment bien d’avoir pensé à ce cas-là ; c’est donc vrai que la Mutation Nationale est un système que le monde entier nous envie, comme la Sécurité Sociale. Tu parles ! C’était sans compter avec l’incurie d’une administration pléthorique que le ministre, pourtant socialiste, de l’époque, Claude Allègre, avait dénoncée comme de la graisse de mammouth.
D’abord c’est une certaine Mme Poussineau qui appelle début mai au collège et qui me laisse un message. Il ME fallait LUI dire où Françoise était nommée exactement. Annonay, Privas, Tournon, Aubenas ? Le Mammouth voulait qu’on lui dise ce que lui seul pouvait savoir et qu’il ne nous avait pas encore dit !
— C’est trop tard, nous avons dû annuler votre mutation, vous n’avez qu’à faire une « atépé », vous serez prioritaire puisque nous reconnaissons que le système vient d’avoir un raté, me dit-on au téléphone, après que j’eus expliqué que je ne pouvais pas savoir pas où Françoise serait nommée.
Et sans me dire ce qu’était une « atépé »...
Il faut préciser là que téléphoner au ministère de l’Education Nationale m’a toujours pris entre un et trois jours entiers. Je tombais régulièrement sur une musique d’attente, je n’avais jamais aucun bonjour ni merci et j’avais toujours une personne différente qui me faisait patienter de longues minutes avant de me répondre.
J’obtins quand même la traduction de « atépé » : Affectation à Titre Provisoire, et apprenais que rien ne pressait puisque je n’aurais pas de réponse avant début juillet. Nonobstant, je rédigeai la demande aussitôt et vers le 10 juillet m’enquerrai de son devenir en demandant à parler à Mme Poussineau. Une voix d’homme me répondit :
— Il n’y a pas de Mme Poussineau dans le service, vous avez dû confondre avec Mme Buzetot !
Je n’insistai pas et cette Mme Buzetot, après un quart d’heure de recherche, m’apprit qu’elle devait d’abord demander l’avis du Rectorat de Grenoble et que je n’avais pas à m’inquiéter, que le dossier suivait son cours. Méfiant, j’appelai Grenoble. Plus sympathique et moins long, mais toujours vain : « Atépé, qu’est-ce que cela veut dire ? Non, je ne suis pas au courant, il faudrait rappeler fin août parce que la personne qui s’occupe des mutations est en vacances ». Là, je commençai à m’inquiéter sérieusement : si le personnel chargé de gérer les mutations prenait ses vacances au moment même des mutations, c’est que Allègre était en dessous de la vérité. Ce n’était pas un mammouth, c’était un dinosaure dont la tête ne savait plus ce que faisait le reste du corps.
Le 25 juillet je revins à la charge. Une voix féminine m’apprit qu’il fallait également l’avis de Versailles. J’appelai Versailles, j’y étais totalement inconnu. Je rappelai le ministère le 30 et j’obtins cette réponse surréaliste.
— Comment cela, Versailles n’a rien reçu ! Attendez je vais chercher le fax (Vivaldi pendant deux mouvements)... Allo, j’ai le fax sous les yeux, alors effectivement Versailles nous avait répondu « oui, sous réserves car il manque des profs d’anglais dans l’académie ». Alors vous voyez Monsieur, moi, avec un « oui », je sais comment faire, avec un « non » je sais comment faire, mais avec un « oui sous réserves » je ne sais pas, donc j’attendais. De toute façon, comme tout le monde est en vacances, il n’y aurait eu personne pour signer l’arrêté.
Il fallait prendre le taureau par les cornes, le mammouth par les défenses, le dinosaure par la queue, je résolus de me rendre sur place, pour voir à quoi ressemblaient ces guignols. Je ne vis rien. Le ministère a des portes blindées qu’on ne franchit qu’avec une carte magnétique. Lorsque la dame de l’accueil, à l’extérieur, eût daigné remarquer ma présence, elle me montra une cabine téléphonique dans l’entrée : « Vous voulez parler à la DPE-B4 ? Décrochez ».
Effectivement je n’eus pas à patienter. Le fil était moins long que depuis chez moi et j’obtins quelqu’un tout de suite. J’étais assez remonté et fis état de mes projets de démission : puisque le ministère n’était pas foutu de me trouver un poste sur Grenoble, j’allais en trouver un moi-même, sur place, en repartant de zéro, comme remplaçant, fut-ce dans le privé !
— Ah mais non ! Quand même ! me dit la dame manifestement émue, faut pas démissionner, vous seriez radié, faut pas faire cela ! Allez, c’est promis je vais m’occuper de votre demande.
Mis en confiance, tout content de tomber sur quelqu’un d’aimable, je lui demandai son nom. Elle répondit « Mme Poussineau » ! Ressuscitée ? Non, rentrée de vacances !
Je vais trop vite dans mon histoire, laissons Mme Poussineau s’occuper de ma mutation. De toute façon, par précaution, pour être sûr de suivre Françoise en Ardèche et de vivre à Montpoulet, j’ai fait une demande de congé sans solde au prétexte de suivre mon conjoint. C’est vrai qu’il est temps de quitter la région parisienne. Nous avons constaté, à notre retour de République tchèque, une tentative de cambriolage à notre maison, et je vais me retrouver otage dans le braquage de la banque voisine du collège où j’enseigne. Mais Chicago sur Oise, je vous raconterai cela la prochaine fois.