40é épisode : Vannerie et conquête spatiale

Publié le par Prince Bernard

 

Françoise et Bernard ont racheté en 1994 la ferme totalement en ruines de l’arrière-grand-père de Bernard, à Montpoulet. Ils viennent d’abord y passer leurs vacances et débroussaillent. Ils retrouvent la source, une faune fabuleuse, des voisins hospitaliers tandis que la configuration cabalistique des fondations les fait espérer un trésor. Ils viennent s’installer dans une caravane en 1997. Leur permis de construire, refusé trois fois, est finalement accordé sous conditions drastiques, et les travaux vont bon train malgré l’amateurisme de ces néo-ruraux. Après avoir retourné son tracteur trois fois, Bernard fait écrouler toute une façade ; deux pins manquent tout juste de lui coûter la vie, leur poulailler est razzié par des prédateurs mais heureusement ils bénéficient de l'aide d'autres animaux qui témoignent de l'état naturel bien préservé de Montpoulet (voyez les numéros précédents de l'Écho des Trois Clochers, ou bien http://www.magnouloux.fr/lachroniquedemontpoulet). Ils bénéficient aussi du formidable coup de main par un personnage haut en couleurs.

 

Nous assistions à l'assemblée générale de Chantelermuze, l'association culturelle du village, quand il a pris la parole. Nous n'étions arrivés que depuis quelques semaines et en l'entendant, je me suis dit alors là ! alors là, j'y suis bien, au fin fond de l'Ardèche ! Il y a encore des gens qui parlent avec cet accent du fond des âges ! Cet accent est un mélange de plusieurs choses, une intonation différente, un rythme différent et la prononciation originale de certains sons. Le plus spectaculaire est la disparition de certains « r ». Par exemple mercredi se dit « me'credi », comme s'il y avait un « r » de trop qui rendrait le mot trop dur à l'oreille, à la façon des Incroyables d'après la Révolution, ou des Antillais.

Il s'agissait de Pierre le vannier. Il animait l'atelier de vannerie à Chantelermuze et c'est là que Françoise fit sa connaissance, ce qui l'amena à Montpoulet.

40é épisode : Vannerie et conquête spatiale

Un mot d'abord sur l'atelier de vannerie. Il s'y perpétue un artisanat qui n'a plus l'incontournable nécessité d'autrefois mais qui présida... aux débuts de la conquête spatiale. Parfaitement. Je vais le démontrer tout à l'heure.

Laissez-moi d'abord expliquer que la fabrication traditionnelle des paniers emprunte ici deux techniques différentes. La première produit d'ailleurs des paniers qu'on n'appelle pas paniers mais « benelles ». Il s'agit d'une armature en châtaignier, c'est à dire de rejets partagés en deux pour la anse et le rebord, et de lamelles en pin sylvestre, découpées à l'Opinel dans des troncs dont le choix requiert des connaissances précises et peu répandues. L'intérêt de cette première technique, c'est qu'on peut produire des paniers en abondance et les vendre moins chers que les autres.

 

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La deuxième technique est moins rentable en ce qu'elle nécessite de plus nombreuses heures de travail. Il faut en effet tresser autour de la même armature en châtaignier une sorte de paroi en osier, appelé ici « (a)marine », et qui n'est ni plus ni moins que la fine repousse d'un saule pleureur qu'on aura taillé ras. Le panier ainsi tressé est d'une résistance exceptionnelle et notamment parce que l'ensemble est élastique. D'où la conquête spatiale, mais oui.

40é épisode : Vannerie et conquête spatiale

C'est la ville d'Annonay, à une demi-heure au nord, qui s'enorgueillit d'être le berceau de la conquête spatiale. À double titre, mais je vous réserve le deuxième pour plus tard. Ce n'est en effet ni à Cap Canaveral, ni à Kourou, ni à Baïkonour que l'homme s'est pour la première fois affranchi de la pesanteur, qu'il a échappé pour la première fois à l'attraction terrestre. C'est en Ardèche, en Annonay, grâce au ballon gonflé d'air chaud des frères Montgolfier. Annonay, où se rejoignent deux torrents d'eau limpide, la Cance et la Deume, qui est depuis l'antiquité un lieu favorable à l'industrie du cuir puis du papier que fabriquaient les Montgolfier. Et pour clore sur le lien entre vannerie et conquête spatiale, tout le monde peut constater que les nacelles des Montgolfières furent, et sont encore, réalisées en osier pour sa robustesse et son... effet d'amortisseur à l'atterrissage.

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À propos, il me faut conter que lorsque, enfant, je rendais visite à mes grands-parents, ici à Saint-Victor, c'était déjà pour moi de la conquête spatiale. Nous nous rendions à vélo dans le village d'Andance, de l'autre côté du Rhône, ce fleuve qui a longtemps fait frontière avant de faire lien entre Drôme et Ardèche. Mon père allait boire un coup dans un café pour avoir l'autorisation de laisser les vélos à l'abri de leur garage et nous prenions un car pour Annonay. Là, il fallait patienter plusieurs heures dans la salle d'attente de la compagnie des cars pour prendre la correspondance pour Lamastre. Le nom de la compagnie existe encore au fronton d'un immeuble qui domine la Place des Cordeliers. Le car nous débarquait à la Croix de Navas. J'ai encore en mémoire l'odeur si particulière qui me prenait alors aux narines : un mélange d'aiguilles de pin, de bouse de vache et de sable granitique. J'arrivais sur la planète Mars...

Dans le hameau de Navas, mes grands-parents n'avaient pas l'eau courante, labouraient leurs champs en attelant deux vaches à un joug de bois et fabriquaient leur beurre en secouant une bouteille de lait. La vie était rythmée par l'angélus que sonnait la petite chapelle du hameau et par l'étrange musique que produisait le Fonsou ou le Tuné, je ne sais plus lequel, des deux frères était simple d'esprit, en frottant et en frappant une pièce de métal avec une pierre.

 

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 Pierre le vannier fait maintenant le lien entre mes visites d'enfance et le présent en nous racontant des histoires. Il vient souvent à Montpoulet. Il est d'abord venu nous aider à brûler. Comme nous avons fait abattre les arbres qui entouraient la ruine et comme dans ces cas-là on ne débarde que les troncs, il demeurait sur place d'énormes tas de branches, que Françoise appelait un Mikado géant, dont il fallait bien se débarrasser. Tous les mois nous sollicitions l'autorisation de brûler et tous les jours nous téléphonions aux pompiers pour les prévenir que nous mettions le feu. Pierre approchait de ses soixante-dix ans et il tenait pourtant une forme physique étonnante. Que lui garantissait le seul exercice physique qui vaille, celui du travail au grand air. C'est sans doute son dernier emploi qui lui avait valu la ceinture abdominale d'acier qu'il venait entretenir chez nous. Il travaillait chez le charpentier du village et lorsque ce dernier s'était lancé dans la commercialisation de la ronce de noyer, il avait fait appel à Pierre. La ronce de noyer, c'est ce bois si particulièrement veiné qu'on trouve dans la protubérance à la jointure tronc et racines. Ce qui interdit qu'on abatte ou arrache l'arbre, par crainte de déchirer les fibres aux circonvolutions et dessins si particuliers. Je me souviens d'un film publicitaire pour une marque anglaise de voiture de luxe dont on vantait l'habillage intérieur en ronce de noyer. Cela devait tenir d'une mode qui soutenait alors la demande. Le patron de Pierre repérait les noyers dans les fermes, les achetait, et Pierre arrivait, avec pour principaux outils la pelle et la pioche, les meilleurs appareils que je connaisse pour se faire les abdominaux.

« Je commençais par creuser au pied de l'arbre, raconte Pierre, jusqu'à ce que j'arrive à la pivotante, la racine qui s'enfonce tout droit pour chercher l'eau. Le trou était alors aussi profond que moi. Après, j'avais plus qu'à faire le tour de l'arbre, en coupant les racines à l'ébrachou. Je faisais une pause à midi, mangeais mon casse-croûte et faisais une petite sieste. En fin de journée, je tranchais une dernière racine et l'arbre se couchait sur un côté, y'avait plus qu'à le charger. » 

 

40é épisode : Vannerie et conquête spatiale

 Pour qui sonne le glas ?

« Le Branca, il était bien copain avec votre arrière grand-père, me dit-il une fois sans parvenir à me tutoyer. Une fois il était venu tuer le cochon à Montpoulet, il avait bien neigé, et vous savez, tuer le cochon, en ce temps-là, c'était pas que tuer le cochon. Le Branca, quand il sortait du bois, avec ses bœufs, c'était du 18 ou 20 litres de vin par jour qu'il buvait ; avec ses deux ouvriers, mais quand même... Donc, il était reparti en pleine nuit après avoir tué le cochon et bien bu. Mais le lendemain, le Branca, qui était le beau-père du sabotier, il était pas chez lui. Ses garçons viennent ici, personne, alors ils le cherchent partout et ils finissent par le trouver, sous la neige et les broussailles. Il avait tiré tout droit, au sommet, vous voyez, là où y'a le châtaignier, donc il était tombé dans le chalet d'en-dessous, puis dans celui encore en-dessous et là, avec la neige et les buissons, plus moyen d'en sortir, donc il s'était endormi sur place. Ils l'ont amené à la maison et l'ont mis près du feu, comme un petit cochon à la broche. Il était gelé, mais il s'en est tiré. Un petit bonhomme c'était, mais dur, mais dur ! »

« C'est pas comme Le Vové, lui les gendarmes lui mettaient les menottes, il demandait à pisser, on lui enlevait les menottes, il leur pissait sur les pieds, ils faisaient un pas en arrière et il foutait le camp… Ma mère en avait peur, tout le monde en avait peur, il mettait le feu à tes meules de foin si tu lui payais pas à boire ; il arrivait en chantant la Messe des Morts, tu l’entendais de loin, t’avais plus qu’à sortir la bouteille et pendant que tu trayais tes vaches, il buvait la bouteillle dans son coin et après il disait « je vous embête, allez » et il partait dans la ferme d’à côté. Mort d’un coup de couteau, par son meilleur copain, à même pas cinquante ans. Il habitait à Berger. Une fois il a fait sonner le glas pour la mort de son père. Le père arrachait des patates, il lui dit t’entends le glas — Oui, qui c’est qui peut bien être mort ? — C’est toi ! Ah ah aha... Il l’avait dit à Fonsou, et Fonsou a pas cherché à comprendre. »

Fonsou le frère du « Tuné », tout le temps en train de frotter quelque chose ou à sonner les cloches. C'est à cela que par tradition qu'on employait les simples d'esprit. On en faisait des sortes de bedeaux, d'où le cruel sobriquet donné aux Ardéchois par les Drômois.

 

« C'est presque la même histoire de glas qui s'est passée pour votre arrière grand-mère, en... attendez, oui, l'année du grand froid où la glace tapissait le mur de ma chambre. C'est Chabannes le taxi qui était venu quand elle était tombée dans le feu, sans doute trop fiaule. Mais pas question de ramener le corps à Montpoulet, il avait trop bataillé pour sortir du trou, alors il la porte chez sa fille, à Navas, votre grand-mère. Le glas sonne à Navas, on compte les coups, c’est une femme. Quelle femme pouvait bien avoir passé à Navas, on n'arrivait pas à savoir... »

Après nous avoir aidé à brûler les branches, Pierre nous a aidé à dégager la ruine de ses gravats, argile et pierres. Il le sentait bien que pour continuer à vivre, il fallait continuer à se dépenser physiquement, il le savait bien que vivre, c'est travailler.

 

Il avait cependant une autre passion, qui aurait pu être funeste : fabriquer de l'eau de vie. Ou plus exactement faire fermenter des fruits pour les porter « à l'alambic » une fois pas an. Il s'agit d'une vieille coutume devenue avec Napoléon le « privilège » des personnes possédant des parcelles classées en verger et où, naturellement, poussent des arbres fruitiers. Ce privilège permet de ne pas payer de taxe jusqu'au millième degré (soit vingt litres à 50°). Quiconque autre peut aussi faire distiller mais il paiera une taxe de quelques euros par litre, taxe doublée après le millième degré. Le privilège n'est plus héréditaire depuis 1960 et, régulièrement, de nouvelles lois en réduisent la validité dans le temps. Mais à notre arrivée, ma grand-mère en était encore titulaire ; elle possédait quelques cerisiers. Pierre était son fondé de pouvoir. Il se moquait complètement des cerises de la grand mère et il lui arriva même, racontait-il, qu'un distilleur se moque aussi complètement de ses fruits à lui et lui propose l'alcool contre une simple signature sans qu'il eût à se fatiguer. Mais Pierre tenait à distiller ses propres prunes. On croirait donc reconnaître là l'amateur des effluves incomparables d'une gnôle de poire ou de prune, ou d'un bon marc. Et bien pas du tout. Le paradoxe est que Pierre ne buvait plus une goutte d'alcool depuis des années. Il n'avait d'ailleurs pas d'odorat, ce qui en faisait, chez son patron menuisier, le préposé tout naturel aux Pompes Funèbres.

Il ne goûtait pas une goutte de sa gnôle, qu'on appelle justement la goutte, mais il en faisait tous les ans pour ma grand mère. Une sorte de monnaie d'échange à la campagne. On paye un petit verre à ses visiteurs, au facteur, aux pompiers, on offre une bouteille quand on vient dîner etc. C'est ce que dut expliquer Françoise à une douanière. Il se trouva une inspection des douanes l'année même de notre arrivée à Montpoulet, une coïncidence. La douanière demandait comment il était possible qu'une dame de plus de 80 ans pût consommer plusieurs litres d'alcool par an. Peut-être supputait-elle finalement qu'il se fût agi d'un élixir de longue vie ? En tout cas, c'est très légalement, au moins pour une partie, que nous fûmes embauchés par Pierre pour l'opération distillerie.

 

L'alambic était à Colombier-le-Vieux. C'est le village qui fait face à Montpoulet, de l'autre côté de la vallée de la Daronne et juste avant celle du Doux. Les mauvaises langues disent que le clocher de l'église, que l'on aperçoit très bien de Montpoulet, n'a d'horloge que sur trois faces. Il n'y en pas du côté de Deyras parce qu'on en aimait pas les habitants et qu'on ne voulait pas leur donner l'heure !

C'est par contre par là que je dois passer, par la toute petite route entre Deyras et Colombier le Vieux, pour transporter dans ma vieille fourgonnette, quelques 600 kg de fruits fermentés contenus dans les tonneaux bleus, bien nettoyés à l'eau chaude qu'on se rassure, qu'on utilise dans les industries annonéennes et que les ouvriers récupèrent. Je passe par là pour éviter les contrôles de gendarmerie. La mission de Françoise est différente : elle doit évacuer de petites quantités de goutte, discrètement, tandis qu'on laisse attendre jusqu'à 17h les quantités soumises à la taxe, potentiellement contrôlables par la maréchaussée. C'est qu'en effet, une partie non négligeable de l'élixir de vieillesse non seulement échappe aux impôts grâce au « privilège » mais aussi grâce à l'escamotage et ce qui ressemble fort à de la contrebande. La petite route que je dois emprunter est pire d'un sentier pyrénéen. Elle descend dans les gorges de la Daronne et en remonte de façon tellement abrupte que j'ai cru que mon moteur allait caler.

Il ne cala pas et c'est vraisemblablement après dégustation de la goutte aussi subrepticement mais durement donc bien acquise que je décidai de me faire Prince. Je vous dis tout de suite comment. 

 

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